Camions à hydrogène : une révolution pour le transport routier
Face à l’urgence climatique et à la nécessaire décarbonation du transport de marchandises, l’hydrogène s’impose comme une alternative pertinente par rapport au diesel. En particulier pour les poids lourds, il permet de concilier autonomie, performance et durabilité. Découvrons comment les camions à hydrogène — à pile à combustible et à moteur à combustion hydrogène — redéfinissent les routes de demain.
Les enjeux du fret routier dans la transition énergétique
En Europe, le fret routier représente environ 25 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) liées au transport. Ce chiffre masque des disparités nationales, où le poids du transport de marchandises varie selon les contextes logistiques et énergétiques :
- France : 29 % des émissions du transport terrestre proviennent du fret,
- Espagne : 31 %,
- Belgique : 21 %,
- Allemagne : 20 %,
- Italie : 25 %.[1]
Dans ce contexte, l’Union européenne a fixé des objectifs climatiques ambitieux via le paquet législatif Fit for 55, qui prévoit une réduction de 55 % des émissions de GES d’ici 2030, en vue d’atteindre la neutralité carbone en 2050. Cela implique une refonte structurelle des modes de transport, et plus particulièrement du transport routier de marchandises, dont les émissions stagnent voire augmentent dans de nombreux pays.
Si l’Union impose un cadre contraignant au niveau européen, plusieurs États membres prennent également des mesures nationales pour accélérer cette transition :
- En France, la Loi d’Orientation des Mobilités (LOM) de 2019, renforcée par la Loi Climat et Résilience en 2021, impose la décarbonation progressive des flottes publiques.
- En Allemagne, le programme KsNI finance massivement les véhicules industriels à zéro émission (électrique, hydrogène) et leurs infrastructures de recharge.
- En Italie, le plan PNRR (Plan National de Relance et de Résilience) consacre plus de 25 milliards d’euros à la mobilité durable, avec un volet spécifique sur la logistique décarbonée.
- En Espagne, la loi Ley de Cambio Climático y Transición Energética fixe des objectifs de renouvellement des flottes de transport urbain et routier, avec un soutien aux motorisations alternatives.
Dans ce paysage réglementaire en mutation, les acteurs de la logistique et du transport routier sont appelés à anticiper dès maintenant la transition énergétique de leurs flottes. Cette ambition suppose :
- D’explorer activement les alternatives zéro émission,
- D’aligner les choix technologiques avec les exigences réglementaires européennes (AFIR, Euro VII, ZEV mandates…),
- Et d’agir sans tarder, car la fenêtre de déploiement se referme à l’horizon 2030.
Et pour les poids lourds circulant sur les grands axes routiers, les contraintes sont particulières :
- Longs trajets,
- Besoin de recharge rapide,
- Charge utile élevée.
Les véhicules électriques à batterie atteignent ici leurs limites. L’hydrogène devient une solution stratégique.
Camions électriques ou camions hydrogène ?
La transition énergétique du transport routier ne repose pas sur une technologie unique. Batterie et hydrogène sont complémentaires : l’électrique batterie est idéale pour les trajets courts en zone urbaine ou régionale. Mais dès qu’on exige plus d’autonomie ou de flexibilité, ou que l’infrastructure électrique atteint des limites, l’hydrogène prend le relais.
Fait n°1 : L’électrique longue distance se heurte à un mur logistique
Recharger simultanément dix camions sur une aire exige plus de 10 MW de puissance instantanée — l’équivalent de la consommation énergétique d’une petite ville. Cela implique des décennies de travaux et permis, alors que le réchauffement climatique n’attend pas.
Fait n°2 : L’efficacité, c’est aussi une question de contexte
Comparer rendement batterie vs hydrogène sans contexte est trompeur. Le concept du “puits-à-la-roue” montre que produire de l’hydrogène dans des zones très ensoleillées (Afrique du Nord, Moyen-Orient) compense largement les pertes liées à l’électrolyse — par une densité solaire bien plus élevée.
Fait n°3 : L’hydrogène valorise l’énergie renouvelable perdue
En 2024, plus de 10 TWh d’électricité verte étaient perdus en Allemagne faute de stockage — une perte de près de trois milliards d’euros. L’hydrogène permet de valoriser ces surplus, en les transformant en vecteur énergétique utilisable dans les transports, l’industrie ou sur le réseau même.
Fait n°4 : L’infrastructure H₂ est plus rapide à déployer que celle de la recharge électrique lourde
Les stations de recharge hydrogène sont plus faciles à implémenter que des hubs de recharge électrique, nécessitent moins d’espace et permettent plusieurs ravitaillements en parallèle en 10 à 15 minutes, comme aujourd’hui le diesel.
Déployer les deux infrastructures (électrique haute puissance et hydrogène) est plus rapide, plus agile et plus économique à l’échelle européenne — ce que vise le règlement AFIR.
Trois technologies pour rouler à l’hydrogène
Trois approches technologiques se dessinent, avec chacune ses avantages selon l’usage et la maturité : moteur H₂ICE (ou HICE), pile à combustible, hydrogène liquide.
La pile à combustible (PAC)
Elle convertit l’hydrogène en électricité à bord, avec pour seul rejet de la vapeur d’eau.
Le moteur à combustion hydrogène (H₂ICE ou HICE)
Ici, l’hydrogène est utilisé comme un carburant classique, brûlé dans un moteur thermique adapté. Il émet peu de CO₂ et de Nox à l’échappement.
Hydrogène liquide : une autre option pour les très longues distances
Stocké à –253 °C, l’H₂ liquide offre double capacité énergétique comparé au gaz, autonomie > 1000 km. Toutefois, cryogénie complexe, stations dédiées et gestion du boil-off (évaporation d’une partie du gaz liquéfié) restent à maîtriser.
Tableau comparatif des technologies hydrogène* pour la mobilité routière
Principe | Hydrogène brûlé dans moteur thermique | Hydrogène → électricité → moteur électrique | Hydrogène liquide stocké cryogéniquement |
Type de carburant | H₂ gazeux 350 bar ou 700 bar | H₂ gazeux 350 ou 700 bar | H₂ liquide (-253 °C) |
Autonomie | 400–600 km | 500–700 km | > 1000 km |
Temps de ravitaillement | 15-20 min | 15-20 min | ~10 min |
Rendement énergétique | Faible (20 à 30%), avec un potentiel de 50% | Moyen (40 à 50%) | Élevé si pertes maîtrisées |
Maturité technologique | Prête dès 2025 | Phase de déploiement 2025+ | Tests en cours, dispo 2027+ |
Coût à l’achat (vs diesel) | x1,5 à x2 | x2 à x3 | x3 à x4 |
Maintenance | Comparable au diesel | Faible | Complexe (cryogénie) |
Infrastructure requise | Stations 350/700 bar | Stations 350/700 bar | Stations cryogéniques |
Avantages clés | Simplicité, coût, disponibilité | Zéro émission, silence | Ultra autonomie, charge utile |
Limites | Rendement, émission de NOₓ | Coût élevé pour le moment | Coût très élevé |
* Variant selon les constructeurs et la maturité des technologies
Des projets concrets à travers l’Europe et le monde
En 2024, la France comptait 5 camions hydrogène en circulation, selon le baromètre de France Hydrogène. Ces véhicules sont principalement utilisés dans des projets pilotes par des entreprises telles que Carrefour, Lidl, Bert&You et Hyliko.
Projets européens structurants
À l’échelle européenne, 77 camions à hydrogène étaient en circulation en 2024, selon le Pôle Véhicule du Futur. Des projets européens visent à massifier les camions hydrogène en Europe.
- HyTrucks vise à accélérer le déploiement, avec l’objectif de mettre en service 1 000 camions hydrogène d’ici 2025.
- H2Haul : programme financé par l’UE pour mettre en circulation 16 camions à PAC et construire les infrastructures associées en Belgique, Allemagne, Suisse et France.
- H2Accelerate : partenariat entre Daimler, Iveco, Volvo et Shell pour créer un marché viable de camions H₂ à l’échelle européenne.
- Corridors transnationaux : de nombreux corridors H2 sont en cours de développement (Scandinavie-Benelux-France, Allemagne-Autriche-Italie…).
Monde : une domination asiatique
- Au niveau mondial, 12 000 camions à hydrogène circulaient en 2024, avec une concentration majeure en Chine, qui représente 95 % du marché. [2]
Un marché européen en mouvement : panorama des camions hydrogène disponibles, en test ou en développement
Si les camions circulent largement en Asie, le marché du camion à hydrogène en Europe s’organise progressivement autour de plusieurs constructeurs majeurs, avec une montée en puissance prévue d’ici 2030. On distingue aujourd’hui trois catégories de modèles, selon leur niveau de maturité technologique et commerciale.
Modèles déjà disponibles sur le marché européen
Plusieurs camions H₂ sont d’ores et déjà en service commercial ou en pré-série :
- Hyundai XCIENT Fuel Cell (PAC, 350 bar, ~31 kg H₂) : déjà exploité en Suisse et en France (Carrefour, Lidl, Bert&You).
- Hyliko Hy R26 / Hy T44 (PAC, 350 bar, >40 kg H₂) : camions rétrofités ou neufs à pile à combustible, conçus sur base Renault Trucks, en service dans plusieurs flottes logistiques françaises.
- MAN hTGX (H₂ICE, 700 bar, 56 kg H₂) : série limitée de 200 unités prévue dès 2025, orientée vers des applications spécifiques comme les Travaux Publics ou le bois.
Modèles en cours de test
Plusieurs projets sont en phase de test avancé ou de démonstration terrain :
- Renault Trucks E-Tech H2 (PAC, 700 bar) : premiers véhicules en test client fin 2024, lancement prévu fin 2025.
- Volvo FH H₂ICE : tracteur hydrogène à moteur à combustion interne, tests prévus à partir de 2026.
- Iveco S-Way FCEV (PAC, 700 bar, ~70 kg H₂) : premier tracteur PAC homologué pour l’Europe dont la commercialisation, initialement prévue en 2025, a été reportée à 2028
- Mercedes-Benz GenH2 Truck (PAC + hydrogène liquide) : autonomie >1000 km, tests en Allemagne, commercialisation visée en 2030.
Modèles en développement
Enfin, plusieurs projets sont encore au stade de développement ou de pré-industrialisation :
- Cummins X15H (H₂ICE) : moteur 15 L compatible poids lourds, en cours d’intégration chez plusieurs constructeurs (Daimler, PACCAR…).
Ce panorama témoigne d’une accélération de l’offre technologique, portée par les grands constructeurs mondiaux et une forte demande des logisticiens européens.
Le nerf de la guerre : les stations H2 adaptées aux poids lourds
Un camion à hydrogène n’est viable que s’il peut se ravitailler efficacement et rapidement. Les stations hydrogène doivent donc :
- Offrir une capacité de distribution journalière élevée (> 1000 kg/jour),
- Être compatibles avec le 350 bar et 700 bar,
- Être conçues pour accueillir des véhicules longs et lourds,
- Recharger rapidement un réservoir de plus de 50kg (débit important).
SAE J2601-5 : une norme clé pour les camions hydrogène
Le ravitaillement des camions à hydrogène nécessite des standards adaptés à leurs réservoirs de grande capacité (jusqu’à 60–70 kg H₂, contre 5–7 kg pour un véhicule léger). Pour répondre à ces besoins, la norme SAE J2601-5 est en cours de validation, en attente de tests pratiques pour devenir une norme pleinement établie.
Elle définit :
- Les protocoles de remplissage à 350 bar et 700 bar pour les véhicules lourds,
- Les profils de température et de pression permettant un remplissage en moins de 10 à 15 minutes, sans compromettre la sécurité, grâce à des débits allant de 60 à 300g/s
- La nécessaire interopérabilité entre les camions de différents constructeurs et les stations de recharge,
- Des configurations possibles avec réservoirs simples ou multiples, montés sur les châssis.
Cette norme est essentielle pour assurer un ravitaillement rapide, sûr et standardisé, condition sine qua non à la massification de la mobilité hydrogène dans le fret.
AFIR : un cadre réglementaire pour structurer le déploiement
L’Union Européenne a adopté en 2023 le règlement AFIR (Alternative Fuels Infrastructure Regulation), qui vise à mailler les territoires :
- Une station hydrogène tous les 200 km sur les axes du réseau central RTE-T d’ici 2030, ainsi que tous les nœuds urbains,
- Des infrastructures compatibles avec la recharge des poids lourds (débit, accessibilité, 350 bar et 700 bar),
- Une interopérabilité des paiements et une transparence des données.
Cette réglementation crée un socle légal clair pour sécuriser les investissements dans les stations et accélérer l’adoption des camions H₂.
Un modèle économique en transformation… et déjà pertinent pour le moteur H₂
Le déploiement des camions à hydrogène soulève naturellement la question des coûts. En effet, les véhicules hydrogène restent aujourd’hui plus onéreux à l’achat — ceux à pile à combustible (PAC) allant jusqu’à 2 à 3 fois le prix d’un poids lourd diesel — et nécessitent un réseau de stations haut débit encore en cours de développement.
Cependant, le moteur à combustion hydrogène (H₂ICE ou HICE) change la donne. Basé sur une technologie plus simple, il permet :
- Une intégration facilitée dans les flottes actuelles (pas de besoin en moteurs électriques ou batteries),
- Une industrialisation rapide sur des chaînes de production existantes,
- Des coûts de production et de maintenance inférieurs à ceux des PAC,
- Et donc un TCO (coût total de possession) déjà compétitif pour certains usages, notamment les trajets régionaux, les environnements exigeants ou les sites logistiques fermés.
👉 Le H₂ICE (ou HICE) est d’ores et déjà pertinent économiquement. Il permet aux transporteurs de s’engager dans une logistique hydrogène sans attendre la maturité technologique et l’industrialisation de masse des PAC.
De leur côté, les camions à pile à combustible bénéficieront à court terme :
- Des effets d’échelle issus des partenariats industriels (H2Accelerate, HyTrucks…),
- Des subventions ciblées (ADEME, IPCEI, Europe…),
- D’un réseau d’avitaillement structuré par la réglementation AFIR.
L’objectif est d’atteindre un coût total de possession (TCO) compétitif face au diesel d’ici la fin de la décennie.
En conclusion, le camion hydrogène est en train de sortir de l’expérimentation pour entrer dans l’opérationnel, en Europe. Grâce à la complémentarité entre PAC et H₂ICE, à des initiatives industrielles concrètes, et à un cadre réglementaire encourageant, la filière poids lourd hydrogène s’accélère.